Fin
de saison
Ce sont des impressions ténues, de celles qui nous prennent au
dépourvu, n'émergent même pas jusqu'à notre
conscience. Par exemple, dans un ciel pourtant presque bleu, quelques
gouttes follettes qui s'égarent - pas même une averse - et
laissent au sol un peu de fraîcheur et des odeurs qu'on ne connaissait
plus, qu'on avait oubliées de tout l'été.
Ou une feuille déjà jaunie que le vent a arrachée
- et on marche dessus sans y penser.
Et puis à la radio on parle de rentrée (dans les hypermarchés
ça fait deux mois qu'en de longs alignements de cahiers pimpants,
de trousses jolies et de crayons mignons on nous jette nos mélancolies
d'enfance au visage, mais ça, c'est du commerce).
C'est la fin de saison.
C'était
un printemps déjà chaud sur le littoral lumineux de Provence.
Lumineux de bleus, de turquoises, de blancs éclatants. La végétation
explosait de mille couleurs et, après un hiver bien clément,
de toute la vigueur d'une chaleur déjà promise.
Ensuite il y a eu cet autre littoral, ligure celui-là : merveilleuses
Cinque Terre, et merveilleuse fournaise (si tu bois moins de 3 litres
d'eau par jour tu deviendras une petite chose racornie, feuille morte
ou raisin sec, et le vent t'emportera !) sur les sentiers aux escaliers
hauts, si hauts. Ombre fraîche des villages, rues étroites
et pénombre silencieuse des églises
Et puis l'été,
la montagne : cols et cimes. Mercantour (enfin la fraîcheur), Dolomites,
Mercantour encore, ping-pong d'un bout à l'autre des Alpes, retrouver
ici et là les lieux et les gens qu'on aime. Et puis le retour.
Le dernier retour.
Et
puis voilà : septembre et les premières gouttes de pluie.
La fin de saison.
Des images
Une saison, ce sont des images, souvent inattendues. Le temps, le recul
et les événements leur donnent des couleurs, des densités
qu'on n'imaginait pas alors. Des élans du cur.
Nostalgie de ce littoral varois, ce sentier des caps qui était
le plus doux, le plus bel endroit du monde et qu'un incendie stupide a
transformé en enfer noirâtre, puant la suie. J'y pense encore
avec des larmes aux yeux. Et de la rage à l'égard des crétins
qui pensent qu'un mégot par terre ça n'est pas grave, des
salauds que ça excite de regarder croître le petit feu de
broussailles qu'ils ont allumé.
Pauvre humanité !
Mais tendresse pour ce bout de littoral aux confins de la Ligurie, au-delà
des confins du monde asphalté. Des villages "de carte postale"
comme on dit. L'impression que tout ce qu'il y a de joyeux, d'affable,
d'accueillant, a trouvé place ici, entre escarpements de la montagne
et moutonnements de la mer, entre crêtes et crêtes, une place
secrète, tranquille. Bien sûr que le tourisme est là,
omniprésent. Mais il y a la manière, et même avec
l'exubérance bien italienne, celle-là est douce et joyeuse.
Fascination sans cesse ravivée pour les gravures que nous ont laissées
nos ancêtres - oui, nos ancêtres - et qui seules témoignent
de leur culture - quelques pages de pierre, rescapées de milliers
de bibliothèques, qui parsèment une immensité de
vide. De leur culture, mais aussi de leur quotidien, de leurs espoirs,
de leurs peurs. De leur fragilité.
Et plaisir. Plaisir d'une conversation inattendue au bord d'un petit lac
glaciaire, blotti presque au pied de la longue crête frontalière,
et dont les galets des rives chauffent au soleil de juillet. Plaisir de
ces instants passés autour du poêle, à 2000m d'altitude,
quand le soleil a disparu derrière la crête et qu'on se remémore
les moments marquants de la journée, un verre à la main.
Enfin bonheur de me retrouver dans " mes " Dolomites, mes montagnes
amies toujours aussi belles : élancées, transparentes de
lumière, et à certaines heures du jour aussi impalpables,
aussi irréelles qu'un peu de couleur posée sur l'air, sur
le ciel. Des montagnes émouvantes, je vous assure. Et ces vallées
verdoyantes, pastorales, semées de villages aux clochers pointus.
Là aussi, " carte postale ". Et pourtant quand vous cheminez
sur le sentier en balcon qui contourne le groupe du Catinaccio, quand
votre regard embrasse toute la Val di Fassa, verte, paisible, depuis le
Latemar aérien jusqu'au bastion robuste et sauvage du Gruppo di
Sella, c'est une émotion à en pleurer qui vous saisit.
Randonner en montagne est un acte d'amour
Je suis allé cet été pour la 35 ème fois dans
les Dolomites : ces montagnes que j'aime - et ne connais toujours pas.
J'entends parfois tel ou tel me dire qu'il a "fait" les Dolomites
(les Dolomites ou autre chose, d'ailleurs : cette année les Dolomites,
l'an passé le Nicaragua, et l'an prochain le Kilimandjaro. Ou la
planète Mars). Mais " faire " est un acte de consommation
: on n'y revient pas, c'est fait. On va en montagne - Dolomites ou autre
- comme on paie une contravention ou la note du garagiste : c'est fait,
bon débarras.
Bon débarras !...
Quelle
misère !
Et
si
et si on s'y prenait autrement
Et si on allait en montagne non pour la consommer, pour la "faire",
mais pour la découvrir. Comme un acte d'amour, plutôt que
de consommation. En amour on n'en a jamais fini de découvrir l'autre.
C'est pour cela que j'y retourne toujours.
C'est aussi comme cela que j'y conduis mes groupes : pour tenter de partager
cet amour. C'est un acte délicat, ça ne fonctionne pas toujours,
il faut marcher les sens en éveil, les sens en merveille. Quand
ça arrive, oui, c'est pure merveille, il n'y a pas de mots pour
le dire.
L'amour, le vrai, n'est jamais rassasié.
Samuele Scalet
Samuele Scalet était alpiniste. Alpiniste et écrivain et
même mathématicien. Alpiniste : il a consacré sa vie
à la montagne, ses Dolomites insurpassables, et sa mort aussi.
C'était un homme passionné, fin, généreux
sans doute. Voilà ce qu'il écrivait en introduction à
son livre " Camminare ", consacré à la région
de San Martino di Castrozza, qu'il connaissait et aimait tout particulièrement
:
"Ce qui frappe d'abord celui qui pénètre dans la vallée
de Primiero, de quelque côté qu'il arrive, c'est le vert.
Pas un seul, mais une infinité de verts. Le vert moucheté
des innombrables petites taches des pétales multicolores des prés
de fauche. Le vert très clair des prés tout juste fauchés
et ceux à l'intense et brillante couleur émeraude des prés
fauchés de quelques jours. Le vert du fond de vallée et
de la colline ou de la bergerie
Et puis les nuances plus obscures
des forêts de sapins, de pins et de mughos et encore celle, délicate
et rapidement changeante des mélèzes, des hêtres et
des frênes. Et au milieu de tout ce vert, les villages, non pas
envahissants, mais parfaitement en harmonie, avec leurs balcons débordants
de fleurs.
Si tu ressens le désir de te calmer la tête, marche dans
la nature. Elle est une source intarissable d'inspiration, et ne te décevra
jamais.
Regarde le ciel au-dessus de toi et laisse pensées et émotions
se développer et se perdre, de manière naturelle, sans effort.
Ce qui rend vraiment uniques les vallées de Primiero, de Vanoi,
San Martino et Rolle, c'est la magnifique, superbe couronne des Pale di
San Martino, qui peut rivaliser d'égal à égal avec
les plus fameux groupes de montagnes de la terre, présence constante,
presque envahissante [
]
A tout moment de la journée, de quelque côté qu'on
regarde ces vallées, la couronne des Pale avec les bois obscurs
et les prés verts clair sont une présence constante, insistante,
changeante, qui entre dans l'âme avec la force irrésistible
de leur beauté hypnotique."
Samuele Scalet : le vert et la pierre, la montagne et la légèreté.
A
bientôt, Jean-Michel. |
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Les
Arcs sur Argens, septembre 20xx |
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